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UNE PLANÈTE MEURTRIÈRE

Le lendemain, au petit-déjeuner, Cari et Elinn découvrirent près de leurs bols deux pastilles de calcium. « Je ne les prendrai pas, décréta aussitôt Elinn en écartant les comprimés blanchâtres.

— Mon trésor, il le faut, l’exhorta sa mère. Tes os ont besoin de calcium pour se consolider et supporter la pesanteur terrestre…

— Je n’irai pas sur Terre, de toute façon.

— Si nous partons tous, tu n’auras pas le choix.

— Si ça vous chante d’y aller, bon vent ! bougonna l’adolescente en se servant une pleine louche de bouillie aux céréales. Moi, je reste. »

Cari l’observa à la dérobée, de plus en plus persuadé qu’un nouveau plan insensé germait dans son cerveau. Sa sœur savait se montrer extrêmement obstinée. Elle était sans doute la pire tête de mule de tout le système solaire.

Le silence se fit. Puis madame Faggan reprit en marchant sur des œufs : « Je peux comprendre ce que vous ressentez. Croyez-moi. Vous êtes attachés à cette planète, c’est parfaitement normal. Mais vous devez essayer d’accepter la situation. La vie met parfois un terme à certaines choses et donne naissance à d’autres. »

Cari balaya les pelures de pomme échouées dans son écuelle. « Mais la cité, les serres… Nous devons vraiment abandonner tout ça ? Quel gâchis !

— Tu sais ce que Pigrato a dit. Cela coûte trop cher. Que veux-tu que j’y fasse ? » Elle récupéra les pilules refusées par sa fille et les lui déposa près de sa tasse de thé. « Je t’en prie, fais un effort. Je ne tiens pas à ce que tu te casses les os à la moindre chute.

— Je te répète que je n’irai pas », s’entêta Elinn en repoussant les médicaments au milieu de la table.

Madame Faggan feignit de n’avoir rien vu. « Vous savez, nous pouvons être très fiers de ce que nous avons accompli. Nous avons vécu ici une expérience exceptionnelle, une expérience que tous les Terriens nous envient. Quoi qu’il arrive, jamais personne ne nous volera ces souvenirs. Songez-y, cela adoucira votre peine. » Elle reprit les cachets et les tendit à Elinn. « S’il te plaît. Il est préférable de les avaler pendant le repas. »

Elinn eut une moue de défi. « Je n’ai plus faim. »

Elle se leva et, raide comme la justice, quitta la salle à manger.

Sa mère soupira en entendant claquer la porte de sa chambre. « Dis-moi, elle a toujours ces idées farfelues au sujet des Martiens ? »

Cari acquiesça, mal à l’aise.

« Tu ne peux pas l’en dissuader ? » La question, semblait-il, n’attendait pas de réponse. Madame Faggan se passa la main dans les cheveux, perdue dans ses pensées. « Peut-être est-ce votre père qui lui a mis ça en tête. Bon. Demain, je pilerai le calcium et je le mélangerai à la bouillie. Tant pis si c’est contre-indiqué. »

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La station souterraine restait en pleine effervescence. Les nouvelles directives avaient stoppé net tous les projets en cours, mais la perspective du départ exigeait que l’on prenne diverses dispositions : examens médicaux approfondis pour l’ensemble de la population, démantèlement partiel du matériel. Certaines installations seraient juste débranchées, d’autres démontées, d’autres enfin maintenues en l’état, en prévision du jour où, le vent ayant tourné, les Terriens reviendraient sur Mars et cueilleraient alors les fruits semés par leurs prédécesseurs.

Par ailleurs, chacun devrait désormais consacrer beaucoup de temps à se muscler afin de se préparer à une pesanteur trois fois supérieure.

La salle prévue à cet effet – véritable antre de torture – était équipée de grandes machines hérissées de poids, de palans, de leviers en tout genre. Cari la fréquentait avec une relative régularité depuis qu’il avait pris la décision de partir étudier sur Terre. Jamais pourtant l’affluence n’avait été aussi forte que le jour qui suivit l’annonce de Pigrato.

La plupart des usagers étaient d’une humeur massacrante.

« Je ne suis toujours pas convaincu, grommela un rouquin d’un certain âge dont Cari ne connaissait que le prénom, Yehudi. On ferme par manque de fric, hein ? À d’autres !

— À la télé, ils parlent de cinq milliards d’UMI, lui répondit son compagnon, le visage inondé de sueur et les biceps en feu. Cinq milliards, c’est une somme quand même. Un seul, déjà, ça ferait un paquet. En dollars, ça donne…» Il haleta. « Ah, j’en sais rien. »

Cari enfourcha un vélo pour s’échauffer un peu. Les conversations se mêlèrent au sifflement du pédalier.

«… espéré ne jamais revoir mon ex. » Voix féminine. « Mais avec le bol que j’ai, tu peux être sûre que c’est le premier sur qui je vais tomber en…

— … franchement aucune envie de me retrouver parqué dans leurs foutues cages à lapins, c’est…

— … bosser dans l’administration ? Quelle promotion ! Construire un monde nouveau et, du jour au lendemain, se voir relégué au rang de scribouillon, à filer des coups de tampon sur des formulaires…

— … et dire que, dans le temps, j’ai voté pour ces enfoirés, tu imagines ?

— … sur Mars pour échapper à l’infarctus. Les gènes, tu sais, ça pardonne pas. Mon père, ma mère, mes grands-parents : le cœur à chaque fois. À pesanteur réduite, il s’use moins, à ce que j’ai lu…»

Une main se posa lourdement sur l’épaule de Cari. L’adolescent se retourna et reconnut Roger Taylor, l’aréologue accessoirement chargé de surveiller la salle. Quand il se trimballait torse nu, on aurait dit Tarzan.

« Okay, mon gars, ça suffit. On va voir où tu en es, hein ? Grimpe sur la balance. »

Cari s’exécuta docilement. Vingt-quatre virgule sept. « Impec’. Sous pesanteur terrestre, ça nous fait… (Taylor consulta un tableau accroché au mur) environ soixante-cinq kilos. Parfait pour ton âge. Allez, en tenue ! »

La tenue en question était une combinaison en latex d’un orange criard et couverte de poches : sur les épaules, la poitrine, les bras, le ventre, les cuisses. Cari l’enfila, tira les zips et se campa sur ses jambes tandis que Roger sélectionnait sur une étagère plusieurs barres métalliques chiffrées. « On va essayer d’emblée avec la charge maximale. Après tout, tu es un vieux client, pas vrai ? Inutile de te dorloter. Bon. Sachant que tu pèseras dans les soixante-cinq kilos, on peut plomber la combi de… cent six kilos, mettons, histoire que tu te fasses une idée. »

La démonstration fut plus que convaincante. Pieds et mollets lestés, Cari eut déjà l’impression de s’enfoncer dans le sol. Puis vinrent les cuisses, le ventre, le dos. Il nota que son souffle se faisait plus court, son cœur devant pomper davantage pour surmonter l’effort. Lorsque l’armure fut enfin au complet, il se sentit engoncé dans la peau d’un colosse indéboulonnable.

« En piste ! » s’exclama Roger Taylor d’un ton enjoué. Cari esquissa quelques pas, lentement, prudemment, pour ne pas basculer. Il serait aussi lourd que ça sur Terre ? Planète meurtrière… Il ne se rappelait pas s’être fait exactement la même réflexion lors de sa précédente visite.

« L’escalier, maintenant. Du nerf, que diable ! Tes parents venaient de la Terre. Tu as hérité de leurs gènes. Que tu le croies ou non, tes muscles sont capables de supporter ce poids corporel. »

Cari se hissa péniblement sur la première marche. Son pouls battait la chamade. « Je n’en reviens pas ! »

Taylor éclata de rire. « Au bout de six mois, tu grimperas les escaliers quatre à quatre, mon gars. D’accord, tu ne seras probablement pas champion olympique du saut en longueur. Mais tu t’en sortiras. On n’a jamais eu d’échec. »

Cari eut enfin raison des cinq misérables marches. En nage, il attendit que se dissipent les ombres qui lui brouillaient la vue. Il reprit sa respiration et crut percevoir un sifflement étrange dans ses poumons. « Oui, gémit-il, mais vos athlètes avaient grandi sur Terre. Moi, je suis né ici.

— Et alors ? déclara Taylor avec un sourire radieux. Quelle différence ? Tes adducteurs encaisseront le choc, fais-moi confiance. » Il brandit sa tablette et, crayon en main, détermina le programme de travail. « Bon, tu commences par la presse à jambes. Cent kilos, disons. Douze fois. Si tu y arrives, tu augmentes la charge de cinq pour cent. Pour le buste, le mieux c’est…»

Cari acheva la séance sur les rotules. Complètement lessivé, il se dirigea vers la sortie – parler de fuite serait certainement plus juste – et croisa le dénommé Yehudi.

« Pourquoi mettez-vous en doute le motif invoqué pour la fermeture ? lui demanda-t-il. Vous ne croyez pas à l’argument financier ?

— Oh, détrompe-toi, je ne nie pas son rôle. Tu sais, l’argent reflète aussi la valeur que l’on accorde aux choses. Ce qu’on apprécie, on accepte d’en payer le prix. Le problème, c’est que beaucoup de gens au gouvernement se contrefichent de la conquête spatiale. À leurs yeux, Mars est un boulet. Ni plus ni moins. »

Le rouquin poursuivit son chemin, laissant Cari plongé dans de sombres pensées.

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Ariana était à bout de souffle. Ses cheveux, ruisselants de sueur, lui collaient au front. Elle gardait pourtant l’œil rivé sur son adversaire aux aguets, bras écartés, prêt à fondre sur elle.

Voyant venir le coup décoché par en dessous en direction de sa gorge, elle fit un brusque saut de côté et, poussant un cri rageur, empoigna l’attaquant par les avant-bras. Elle amorça un mouvement de levier et, jambe tendue, l’envoya voler à plus de cinq mètres.

L’autre se releva et épousseta son pantalon. « Bien, commenta-t-il. Même si ta prise manquait légèrement de précision.

— Oui. J’avais remarqué. »

Kim Seyong, professeur de sport de combat, hocha gravement la tête. « Sur Terre, de toute manière, ces techniques ne te seront plus d’aucune utilité.

— Pourquoi cela ? demanda Ariana, aux abois.

— Parce que la pesanteur y est trop forte. Je les ai développées ici, sur Mars, en m’inspirant de vieilles méthodes chi. » Il soupira, fait très inhabituel chez lui. « J’espérais les voir un jour officiellement reconnues. Encore eût-il fallu qu’un jury se déplace, composé d’au moins trois détenteurs du dixième dan… Cela n’arrivera plus.

— Comment vais-je faire alors ?

— Tu devras d’abord t’acclimater. Une année environ. Puis tu pourras reprendre l’entraînement. Au début, ce ne sera pas facile, mais tu as déjà beaucoup appris, cela t’aidera. » Il sourit de ce sourire qui accentuait l’expression asiatique de ses traits, bien que Kim fût né à Los Angeles. « Terminé pour aujourd’hui. »

En quittant la salle jonchée de nattes en paille de riz, ils savaient tous deux que jamais plus il n’y aurait de cours. Mais ni l’un ni l’autre ne jugèrent nécessaire de le mentionner.

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Ronny avait lui aussi refusé d’avaler ses pastilles de calcium. Quant au programme sportif, il ne voulait purement et simplement pas en entendre parler. « Parfait, lui avait dit sa mère. Dans ce cas, tu m’accompagnes à la réserve. Porter deux ou trois caisses, ça muscle tout autant. » Il eut beau rouscailler, prétexter des devoirs en retard, rien n’y fit. Aussi s’activait-il à présent dans ces catacombes glaciales, pesant des sacs, comptant des boîtes de conserve, mettant de l’ordre dans les longs rayonnages. Dès qu’il avait passé en revue une catégorie particulière de provisions, il rejoignait sa mère qui, liste en main, s’affairait à l’autre bout de l’entrepôt. Une fois sur deux, le couperet tombait : « C’est impossible qu’il y en ait si peu. Vérifie. »

Le but de l’opération était d’établir un menu détaillé pour les mois à venir, de façon à limiter les pertes lorsqu’ils s’en iraient. Un groupe de colons s’occupait des récoltes sur pied. Madame Penderton, elle, était chargée de l’inventaire des stocks.

« Ronald ! » Ronny sursauta. Il fallait qu’elle soit drôlement en pétard pour l’appeler ainsi. « Si tu crois pouvoir te débiner en bâclant le travail, tu te trompes ! Tu y passeras le temps qu’il faudra.

— Qu’est-ce qui ne va pas encore ? protesta-t-il.

— Dans le casier E33, il doit y avoir quinze sacs de pâtes. Pas treize.

— Mais il n’y en a que treize !

— Écoute, Ronny : pour ce qui est des conserves, je veux bien admettre que quelqu’un ait commis une erreur au moment du ravitaillement. Mais pour les sacs, non. Recompte.

— Mais j’ai déjà compté deux fois et…

— Recompte, j’ai dit », répéta sa mère de ce ton faussement mielleux qu’affectionnent les parents avant de sortir de leurs gonds. Ronny tint sa langue et regagna de mauvaise grâce la travée E, fermement décidé à ne pas se presser.

Casier 33. De gros sacs marron. Sur la couture, une étiquette en plastique indiquait : Tagliatelles. Juin 2085. Et il y en avait bien treize. Compter jusqu’à treize n’était tout de même pas sorcier !

Crotte ! S’il retournait voir sa mère maintenant, il allait se prendre une avoinée.

L’idée du mensonge lui traversa l’esprit. Personne ne mourrait de faim s’il manquait deux sacs de nouilles la veille du départ, si ?

C’est alors qu’il aperçut par terre la traînée poudreuse.

Ronny s’accroupit pour l’examiner de plus près. Bizarre. On avait tiré dans la poussière un objet lourd et mou. De minuscules filaments bruns semblaient attester qu’il s’agissait d’un sac.

Ou de deux.

Cette découverte lui parut d’autant plus étonnante que le transport de marchandises s’effectuait d’ordinaire par voiturette et non à même le sol.

La trace partait de surcroît dans le mauvais sens. Démarrant devant le casier E33, elle se dirigeait non vers la porte, mais vers le fond de la réserve.

Un voleur de pâtes ? Sans doute avait-il également sur la conscience les pommes au sirop et les conserves de carottes, petits pois et lentilles mystérieusement disparues…

« Ronald ? Tu dors ou quoi ?

— J’arrive ! Je recompte juste une cinquième fois. On n’est jamais trop prudent. »

La réponse, certainement peu aimable, se perdit en chemin.

Il suivit à pas de loup la pièce à conviction potentielle en tâchant de ne rien effacer. Où diable ce chapardeur avait-il caché son butin ? Il n’y avait pas d’issue de ce côté. Aucune porte, rien. Sauf…

Oh, oh. Oui, cet entrepôt était relié au labyrinthe de galeries exiguës dans lesquelles les enfants adoraient caracoler autrefois. Mais Cari et Ariana étaient bientôt devenus trop grands pour ces trous de souris et on avait abandonné le jeu.

Une plaque métallique obturait l’étroit passage. Un jour qu’il accompagnait sa mère, Ronny avait profité de ce qu’elle avait le dos tourné pour en déverrouiller le cadenas. Par la suite, ils s’étaient introduits en catimini dans cette caverne d’Ali Baba pour chiper bonbons, fruits secs, baies confites ainsi que de délicieux sucres d’orge bariolés, trop rares à leur goût.

C’est donc sans surprise que Ronny, repoussant le battant, découvrit Elinn nichée dans le boyau entre deux sacs marron et une pile de conserves. Les yeux écarquillés, elle lui fit signe, index sur la bouche, de garder le silence.

Le projet Mars
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